Comment l’urgence pousse à accepter les ressorts d’une mécanique autoritaire

Depuis 2015, la France a davantage vécu sous des régimes d’exception que sous le droit commun. Au-delà de ce constat […]

© Vincent Isore/maxppp
L’une des grandes leçons de l’instauration des régimes d’exception est l’acceptation par les populations des restrictions de liberté au nom de l’urgence et par l’effet de sidération panique. Une acceptation qui accoutume à ces restrictions, celles-ci pouvant ensuite être intégrées dans le droit commun.

Depuis 2015, la France a davantage vécu sous des régimes d’exception que sous le droit commun. Au-delà de ce constat simple mais préoccupant, il faut s’interroger sur le caractère systématique du recours à un droit dérogatoire, au prétexte illusoire que la concentration des pouvoirs entre les mains d’un seul serait un gage d’efficacité accrue.

De fait, on peut dire, sans outrance, que les droits les plus solidement ancrés dans les démocraties, le droit à la vie, le droit à un procès équitable, le droit à la défense… sont fragilisés par l’acceptation de la mise en place d’un droit dérogatoire. La tentation est forte de le justifier au titre de l’urgence à prendre des décisions face au danger.

Ce n’est pas le moindre des paradoxes de la Ve République : les pleins pouvoirs donnés au Premier ministre sont en réalité exercés par le président de la République, celui-ci tirant sa légitimité de l’élection directe au suffrage universel. La parole du chef de l’État est à ce point impérieuse que l’annonce des nouvelles restrictions aux libertés précède rituellement le vote de la loi, affaiblissant d’autant le pouvoir du Parlement. Pris dans les logiques majoritaires, ce dernier avalise sans broncher les projets de loi, le dépossédant de sa propre compétence, et ratifie les ordonnances sans exercer son rôle de contre-pouvoir. C’est ainsi que le « couvre-feu » a pu être décidé sans aucun débat, bien qu’il soit attentatoire à la liberté d’aller et de venir. Cette situation va d’ailleurs se dégradant : autant le Parlement a exigé d’exercer une mission de contrôle a posteriori lors de l’état d’urgence antiterroriste, autant il a laissé carte blanche à l’exécutif dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire.

Sur la foi de simples notes blanches

On touche là à des choses très concrètes : il a fallu la censure d’abord de la Cour de cassation puis du Conseil constitutionnel pour qu’il soit mis fin à l’atteinte consistant à priver de liberté, sans décision d’un juge, une personne seulement soupçonnée d’avoir commis une infraction et présumée innocente. Le gouvernement avait en effet décidé que les détentions provisoires en cours seraient prolongées de plein droit sans audience. Le juge des référés du Conseil d’État, saisi d’un recours, n’avait rien trouvé à y redire, comme d’ailleurs pour la plupart des décisions gouvernementales pendant l’état d’urgence sanitaire, sauf à demander au Premier ministre d’aggraver certaines interdictions ! Et si la Cour de cassation a censuré ces nouvelles lettres de cachet, c’est en réussissant le tour de force de valider les détentions déjà prolongées, tout au moins pendant une certaine durée. On mesure la faiblesse des juridictions censées protéger les libertés !

De la même façon préoccupante, le Conseil d’État a admis, sous le premier état d’urgence, qu’on puisse assigner à résidence des personnes soupçonnées de terrorisme, sur la foi de simples notes blanches, c’est-à-dire des feuilles non signées et n’amenant aucun élément de « preuve ». La Cour de cassation a admis que les motifs de perquisitions décidées par le préfet – c’est-à-dire le représentant de l’État sous les ordres de l’exécutif – et non par un juge puissent être modifiés a posteriori par le préfet, lorsque les motifs invoqués étaient trop faibles pour permettre de valider la procédure, ce qui aurait entraîné l’annulation des poursuites. Elle a ainsi invité à réécrire la procédure à l’aune de ce qui avait été révélé, alors que le respect de la vie privée suppose que l’État ne s’introduise dans un domicile que lorsqu’il a suffisamment de preuves.

La concentration des pouvoirs appelle l’uniformisation des décisions

De fait, on peut dire, sans outrance, que les droits les plus solidement ancrés dans les démocraties, le droit à la vie, le droit à un procès équitable, le droit à la défense… sont fragilisés par l’acceptation de la mise en place d’un droit dérogatoire. La tentation est forte de le justifier au titre de l’urgence à prendre des décisions face au danger.

Cependant, concernant la pandémie, il pourrait paraître judicieux de recourir à des experts, à des épidémiologistes travaillant déjà sur ces questions. En l’occurrence, de consulter le Haut Conseil de la santé publique, institution inscrite dans le Code de la santé publique, qui travaillait de longue date sur les maladies émergentes et les mesures à prendre en cas d’épidémie et mieux encore, avait constitué un groupe de travail sur les coronavirus. Il a pourtant été écarté au profit d’un « conseil scientifique », créé ex nihilo, et placé sous l’autorité non du ministre de la Santé, mais du président de la République lui-même.

On s’est empressé d’oublier la loi

Il est d’ailleurs symptomatique que l’une des premières décisions face à la pandémie ait consisté à ne pas mettre en œuvre les textes du Code de la santé publique qui élargissaient les pouvoirs du ministre de la Santé en cas d’épidémie. On s’est empressé d’oublier la loi et ce qu’elle prévoyait pour mettre en place un régime d’exception accordant des pouvoirs extraordinaires au Premier ministre, mais exercés en réalité par le président. Or, la concentration des pouvoirs appelle l’uniformisation des décisions et leur instrumentalisation au service de ces pouvoirs. Il importe peu, alors, que celle-ci entre en contradiction avec d’autres décisions. Dans le même temps où les libertés ont été gravement restreintes pour ne pas saturer les services d’urgence hospitalière et éviter des morts par manque de soins adaptés, le gouvernement a poursuivi ne varietur sa politique de fermeture de lits et de réduction du personnel hospitalier.

L’opacité des prises de décision – rappelons que celles du « conseil de défense sanitaire » sont classées secret-défense – s’accompagne d’une volonté de contrôle total des citoyens. La loi Sécurité globale en témoigne, en ayant mis en scène l’opacité de l’action policière. Le Conseil constitutionnel a certes censuré tant la nouvelle infraction (ancien article 24) qui aurait empêché de filmer la police, que la mise en place de drones ou de caméras embarquées, faute de cadrage suffisant. Mais le projet de loi Responsabilité et sécurité intérieure, en cours de vote, reprend les possibilités de prises d’images depuis des aéronefs ou des véhicules, en l’accompagnant de maigres garanties.

L’idée s’installe que l’espace public ne serait pas ouvert à tous

Corrélativement, les décrets de décembre 2020 sur les fichiers du renseignement (Pasp, Gipasp et Easp) ont considérablement étendu la surveillance des militants. Car les citoyens contestataires sont particulièrement victimes de ces régimes d’exception. Les militants écologistes (au moment de la Cop 21) ont ainsi été les premiers à subir les assignations à résidence permises par l’instauration de l’état d’urgence de 2015.

Lors du déconfinement, il a fallu arracher la suspension du décret ne prévoyant pas la possibilité de se rassembler pour manifester, puis de celui qui transformait le régime déclaratif en régime d’autorisation à la discrétion du préfet. Même alors, le gouvernement a persisté à entraver la liberté de manifester : il n’a pas prévu la possibilité de se déplacer hors de son domicile pour pouvoir manifester. Certes, elle était implicite mais elle n’était pas inscrite dans le décret. L’attestation officielle ne permettait donc pas de cocher cette case.

L’idée s’installe que l’espace public ne serait pas ouvert à tous

La criminalisation des contestataires, déjà à l’œuvre depuis au moins 2010 (avec la loi Estrosi, puis la loi du 10 avril 2019 contre les manifestants) a été amplifiée par l’état d’urgence, avec le blanc-seing accordé aux policiers. D’une façon générale – et le confinement a aggravé ce phénomène –, l’idée s’installe que l’espace public ne serait pas ouvert à tous, mais qu’il faudrait justifier de sa présence, qu’il serait donc légitime de surveiller allées et venues, de contrôler les identités et les sacs, même hors de tout cadre légal.

Un contrôle aussi généralisé n’est concevable que si, outre l’emploi des nouvelles technologies, on enrôle des forces supplétives. C’est le fameux « continuum de sécurité » promis par le Livre blanc de la sécurité intérieure et rappelé par l’exposé des motifs de la loi Sécurité globale. D’où la « mobilisation » des policiers municipaux, pourtant non rattachés à l’autorité judiciaire, le contrôle des attestations par d’autres agents que les policiers et gendarmes, l’invitation enfin à toutes et à tous de participer à la surveillance numérique généralisée grâce à l’application StopCovid, devenue TousAntiCovid, ou le contrôle des pass sanitaires par certains commerçants…

C’est dans ce contexte dégradé que s’épanouissent thèses complotistes, radicalités d’extrême droite, et que l’on voit de plus en plus de candidats à la présidentielle se bousculer pour que la France revienne sur sa ratification de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

Nathalie Tehio