Matthieu Trubert (CGT Microsoft) : quelle maîtrise du management algorithmique ?

Le management algorithmique est-il la mise en œuvre par un ordinateur de l’organisation du travail dont on aurait évacué la pensée ? Dans tous les cas, l’algorithme se base sur des données qui ne représentent pas le monde du travail dans son entièreté, ouvrant ainsi la porte à des événements aléatoires et inconnus.

Le management algorithmique est-il la mise en œuvre par un ordinateur de l’organisation du travail dont on aurait évacué la pensée ? Dans tous les cas, l’algorithme se base sur des données qui ne représentent pas le monde du travail dans son entièreté, ouvrant ainsi la porte à des événements aléatoires et inconnus.

L’expression management algorithmique semble être apparue en 2015, dans une étude de chercheurs de l’université Carnegie Mellon de Pittsburgh sur « l’impact du management algorithmique basé sur les données sur les travailleurs humains et les pratiques de travail dans le contexte d’Uber et Lyft. » [1].

Ce serait donc une expression récente, fortement associée au contexte d’entreprises dites « plates-formes », qui mettent en application une organisation du travail sans salarié et au management désincarné. Depuis, il est de plus en plus question de son application dans le monde du travail en général, y compris dans des entreprises qui sont nées avant le numérique. Mais, qu’appelle-t-on précisément management algorithmique ?

Etymologie et tentative de définition

Popularisé aux Etats-Unis au début des années 1950 avec le livre de Peter Drucker « The Practice of Management », le mot « management », adopté de l’anglais américain dans les années 1960, vient du vieux français « mesnager », terme d’équitation signifiant « tenir en main les rênes d’un cheval ». Le management envisagé ici plus particulièrement est le « management de proximité » et qui correspond à un chef d’équipe, au plus de service. Il met en œuvre l’organisation du travail et ses procédures, suit les résultats obtenus, anime et régit les collectifs de travail.

Le mot algorithme précède largement l’invention de l’informatique et a fortiori du big data. Il provient du nom du mathématicien persan du IXème siècle Al-Khwarizmi, dans une déformation via le grec ancien qui évoque les mots algos – la douleur – et arithmos, le nombre. Un algorithme peut donc être entendu comme une procédure permettant de calculer ce qui est pénible, sous-entendu à la main ou de tête.

Il existe de nombreuses définitions du mot algorithme, mais Gérard Berry, professeur au Collège de France sur la chaire « Algorithmes, machines et langages », en donne un éclairage tout à fait intéressant : « L’algorithmique est la science de l’organisation des opérations à effectuer. […] Le but final est d’évacuer la pensée du calcul, afin de le rendre exécutable par un ordinateur, qui est une machine fabuleusement rapide et exacte, mais fabuleusement stupide et dénuée de pensée. »[2].

Le management algorithmique serait-il alors la mise en œuvre par un ordinateur de l’organisation du travail dont on aurait évacué la pensée, parce qu’elle serait devenue trop pénible pour être effectuée par un être humain ? Pour y répondre, revenons sur la situation du management non algorithmique aujourd’hui.

Management de proximité et transformation numérique du travail

Algorithmique ou pas, le management de proximité n’échappe pas à la transformation numérique des entreprises et du travail. Parmi ses tâches individuelles, une n’a cessé de prendre de l’ampleur, couplée à l’accroissement des capacités de calcul, de stockage et du réseau : la quantophrénie, le tristement fameux « reporting », cette tendance à la fois obsessionnelle et compulsive du management par les chiffres, au point de trop souvent monopoliser les efforts de développement des logiciels métiers, au détriment de leur affordance, de leur ergonomie et des finalités fonctionnelles qu’ils sont censés servir.

Au-delà du fait d’être garant des résultats de son supérieur hiérarchique, dans le temps qui lui reste après ses tâches individuelles, le management de proximité doit continuer : d’animer des collectifs de travail de plus en plus dispersés en lieu et en temps ; de régir les congés, dans des organisations du travail de plus en plus matricielles et mondialisées ; d’évaluer ses subordonnés, alors même qu’il est de moins en moins en capacité d’effectuer leurs tâches, ni même de les apprécier, à la fois en termes de complexité ou de charge de travail.

Ces tâches devenues pénibles à effectuer pour le management pourraient bien être des exemples du management algorithmique dans les entreprises. Sont-elles pour autant parfaitement automatisables ?

Il serait tentant de l’envisager, a fortiori en corrélation avec un autre phénomène délétère : la perte d’autonomie et de pouvoir de décision, alors que le management de proximité est de moins en moins partie prenante de la conception des organisations du travail, tout comme des choix stratégiques de l’entreprise.

S’agit-il d’un premier pas visant à « évacuer la pensée du calcul » et donc à se rapprocher du fonctionnement d’un algorithme ? La réponse est dans le but recherché : s’agit-il de décider et faire plus rapidement ou s’agit-il de mieux comprendre pour mieux décider ? Quel doit être le rôle réel de l’algorithme ?

Un supplétif, pas un palliatif ; une aide à la décision, pas un gourou

La réalité du travail est la mise en œuvre de la différence entre le travail prescrit – dans le cas du management algorithmique : par un algorithme – et le travail réel qui, lui, demeure effectué par un humain. Passé un premier temps d’apprentissage de l’algorithme par l’humain, ce dernier va systématiquement s’adapter aux contraintes et effets de bord engendrés : peu importe la technologie, il en est finalement quelque part toujours question de l’adaptation du travail à l’humain ou de l’adaptation de l’humain au travail.

Les changements induits par l’adaptation de l’humain à l’algorithme dans les données collectées par ce dernier vont nécessairement lui faire produire des résultats différents qui, soit s’éloignent du travail réel et poursuivent donc la récursivité de l’adaptation, soit s’en rapprochent et peuvent, à terme, aboutir à une stabilité du système, au-moins jusqu’à la prochaine mise à jour de l’algorithme.

Il n’en demeure pas moins que, si fin et déterministe soit-il, l’algorithme se base sur des données qui ne représentent pas le monde du travail dans son entièreté, ni sa complétude, ouvrant ainsi la porte à des événements aléatoires et inconnus.

Or, ce qui différencie l’humain de l’algorithme est bien l’imprévu, l’exception : tout ce qui nous fait sortir du monde des statistiques pour entrer dans celui des probabilités.

La prise de décision uniquement basée sur l’antériorité ou les probabilités fonctionne certes très bien dans des restrictions du monde réel telles que les jeux, mais ne peut être suffisante dans le monde réel, y compris le monde du travail.

L’humain est-il pour autant parfait dans sa gestion de l’imprévu et de l’exception ? Certes non, mais il n’est pas moins doué que l’algorithme dans sa capacité d’apprendre de son passé et de ses erreurs, ainsi que de partager ses connaissances et ses expériences avec des collectifs de travail. Donner toute latitude aux organisations du travail de s’enrichir du passé est une question de culture et de politique d’entreprise, pas une question de technologie.

Au-delà, se pose quoi qu’il en soit la question de la responsabilité : si l’humain est en pleine capacité de l’endosser, moralement et juridiquement, qu’en est-il de l’algorithme ? A qui reviendrait alors le lien de subordination et la délégation de pouvoir associés au management ? Au chef d’entreprise seul ? Ou également, par extension, aux concepteurs de l’algorithme ? Si oui, doit-elle persister au-delà même de la rupture éventuelle de leur contrat de travail avec leur entreprise, s’ils en étaient salariés, ou via une responsabilité contractuelle de leur entreprise s’il s’agissait d’une prestation de service ? Quid des algorithmes open source ?

Les possibilités et les implications sont trop multiples pour être envisagées de façon exhaustive ici. Gardons toutefois un œil attentif sur la question épineuse et dangereuse de la responsabilité individuelle des concepteurs de l’algorithme : elle ne pourrait exister qu’accompagnée a minima d’un droit d’alerte et au mieux d’un droit de veto sur la mise en production, la commercialisation ou la mise à disposition de l’algorithme.

En l’état du droit actuel, un algorithme n’étant ni une personne physique, ni une personne morale, il doit toujours exister un niveau hiérarchique en responsabilité, ce qui – à l’échelle de l’entreprise – nous permet d’envisager que le management algorithmique ne va pas remplacer le management de proximité, au moins en responsabilité si ce n’est en fonction. Il faut donc redonner sa place et son rôle effectifs à l’algorithme : un supplétif, pas un palliatif ; une aide à la décision, pas un gourou.

Ressources humaines : le ver est-il dans le fruit ?

Les ressources humaines sont en avance de phase sur la question du management algorithmique, appliqué à un enjeu fondamental du monde du travail : le recrutement.

Un premier algorithme effectue un traitement des CV, soit pour « chasser » sur les moteurs d’emploi ou les réseaux sociaux professionnels, soit pour sélectionner parmi les candidatures à une offre d’emploi.

Ce traitement peut avoir pour finalité d’éliminer celle jugées non pertinentes, ou d’enrichir une base de candidatures, selon plusieurs approches : attribution d’un score ou d’un classement, en fonction de la quantité de mots-clés choisis et de leur pondération ; adéquation du contenu du CV par rapport à une offre d’emploi ; analyse sémantique du contenu pour thésaurisation.

L’adaptation de l’humain à l’algorithme ne s’est pas fait attendre : Internet regorge désormais de recettes et de services pour présenter son CV en fonction d’une offre d’emploi. Le CV n’était déjà pas réputé pour sa franche exactitude : le voilà désormais uniforme et artificiel.

Un deuxième algorithme analyse le candidat ou la candidate pendant leur entretien. Langage, intonations, langage corporel, expressions faciales : autant d’applications des sciences cognitives à l’intelligence artificielle, mais quid de la pertinence quant au recrutement ? La meilleure candidature à une offre d’emploi relève-t-elle d’une capacité à jouer la comédie ?Outre le fait de passer à côté d’un recrutement pertinent, le risque majeur pour les ressources humaines est de devoir obéir à une boite noire, plutôt que prendre une décision en étant assisté par un outil maitrisé.

Cette approche du recrutement soulève finalement plus de questions qu’elle n’apporte de réponses.

Quelle maitrise des algorithmes – paramètres, pondérations – et des jeux de données ayant entrainé les modèles d’apprentissage ?

Quelle adaptation possible aux spécificités de l’entreprise ?

Quelles démarches de contrôle, d’amélioration continue, de validation et d’ajustement, par exemple par comparaison des résultats avec une approche traditionnelle ?

A nouveau, s’il est nécessaire d’être assisté autant que possible dans les tâches fastidieuses et pénibles, ne perdons pas de vue la finalité recherchée : décider plus vite ou mieux comprendre pour mieux décider ?

Comme toujours, il est indispensable de revenir aux fondamentaux et faire en sorte que tous ces choix technologiques, avec un fort impact fort sur l’organisation du travail et les conditions de travail, soient faits en concertation avec toutes les parties prenantes : salariés, représentants du personnel et le management… non algorithmique.

Contribution initialement publiée dans la revue Options n° 673, été 2022.


[1] https://dl.acm.org/doi/10.1145/2702123.2702548

[2] https://youtu.be/lHE-mT0l7pw