Lire les romans – Annie Ernaux, une écriture au service des dominés

En usant d’une écriture distanciée, d’un « je transpersonnel » et engageant, la lauréate du prix Nobel de littérature 2022 a su dépeindre notre société en ses époques successives, avec une intelligence du monde souvent bouleversante.

En usant d’une écriture distanciée, d’un « je transpersonnel » et engageant, la lauréate du prix Nobel de littérature 2022 a su dépeindre notre société en ses époques successives, avec une intelligence du monde souvent bouleversante.

Mais qui est donc Denise Lesur ? Une « héroïne » ? Du mot héroïne, les dictionnaires donnent une première acception : « personnage mythique ou légendaire ayant accompli des faits extraordinaires, celle qui se distingue par son courage face au danger », ou « femme qui fait preuve de vertus exceptionnelles », ou encore « fille ou femme qui a des vertus de héros, qui a fait quelque action héroïque », voire « personne qui se distingue par sa bravoure, ses mérites exceptionnels »…

En vérité il n’y a ni bravoure, ni vertu dans la situation de la jeune étudiante Denise Lesur : dans sa chambrette universitaire, elle attend que le labeur d’une faiseuse d’ange soit achevé et, pendant que le corps souffre, que le ventre s’évide et que le sang s’écoule, elle se remémore. Elle bat le rappel de ses souvenirs d’enfance, si souvent heureux, dans le café-épicerie Lesur de la rue Clopart, que tiennent ses parents. Le père, « il est jeune, il est grand, il domine l’ensemble, c’est lui qui détient la bouteille », et la mère est « une bonne commerçante, toujours affable, les coups de gueule pour mon père et moi seulement », et qui fait crédit aux voisines.

« Flotter au-dessus de tout le monde »

Pour Denise, « tout était libre, gratuit, à portée de mes doigts et de ma bouche ». « Heureuse que j’étais, à l’aise », précise-t-elle, parmi les ivrognes, les vieux de l’hospice, les ouvriers, les soulots… Elle aime rester « avec les bonshommes du café, ils sont trop passionnants ».

Mais Denise va à l’école, elle est douée, elle réussit. Ses copines, Roseline et Jeanne, sont des filles de notables. Elle les traite de salopes, spécifiant qu’elle faisait « pourtant tout pour être bien vue d’elles, pour dissimuler que je n’étais pas comme elles ». Alors, elle se réfugie dans les études, la lecture, elle veut être la meilleure,  « flotter au-dessus de tout le monde ». Même au-dessus de ses parents, dont elle a honte : « Quand ai-je eu la trouille folle de leur ressembler, à mes parents ? » se questionne-t-elle.

À partir de la seconde, elle s’aligne à la chasse aux garçons. L’un est fan de jazz, l’autre l’entraîne dans les livres de Sagan, Sartre, Camus, Malraux. Alors, elle peut « ouvrir la bouche sans crainte, il n’en sort plus ces bouts de phrases de la maison, ces intonations qui classent ».

Éternelle transfuge de classe

Il y a de la violence à vivre écartelée entre le monde populaire des origines et l’univers bienséant de ceux qui savent, cruauté à franchir les frontières entre les milieux sociaux, inhumanité à être une éternelle transfuge de classe. À n’être nulle part, on apprend la haine, haine envers le père et la mère, haine pour les filles de l’école et les petits bourgeois d’étudiants, haine de soi, coupable de détestation. Et l’avortement comme punition et métaphore de la déchirure sociale.

L’histoire de Denise Lesur, cette vie avortée, est contée avec une vive sincérité dans Les Armoires vides d’Annie Ernaux. Ce premier roman en partie autobiographique, paru en 1974 – une année avant que soit votée la loi Veil légalisant l’avortement – fut salué comme l’irruption dans la littérature d’une langue drue, véhémente, ravageuse, portée par une inconnue, une professeure de français…

Le récit cru et lucide d’un avortement

Avec L’Événement, en 2000, Annie Ernaux revient sur le sujet de l’avortement illégal. « Je veux m’immerger à nouveau dans une période de ma vie, à savoir celle de mon avortement, savoir ce qui a été trouvé là », dit-elle. Rue Cardinet, à Paris, officie une infirmière clandestine, qui plonge, dans le sexe, la sonde nécessaire. La narratrice énonce alors : « Il me semble que cette femme qui s’active entre mes jambes, qui introduit le spéculum, me fait naître. J’ai tué ma mère en moi à ce moment-là. » Si L’Événement est le récit cru et lucide des conditions souvent effroyables des avortements, c’est aussi une chronique des sexualités dans les années 1960 et de la domination masculine. Un jeune médecin ne profère-t-il pas qu’il « n’est pas plombier » ?

Annie Ernaux utilise de plus en plus un « je » distancié, un « je transpersonnel », elle vise une écriture de soi qui fasse l’inventaire d’une société toute entière : dépasser le récit personnel afin de dépeindre une condition sociale et « s’arracher au piège de l’individuel ». Dans La Place, elle adopte une écriture neutre, qu’elle nomme « écriture plate », pour se faire biographe de son père, ouvrier puis cafetier. Avec Une femme, en 1987, elle retrace le parcours maternel, en tire une chronique familiale. Mais dans les deux livres, les moments de vie sont décomposés pour signifier la banalité du quotidien, dans le cadre plus vaste des Trente Glorieuses : expériences intimes et universelles.

Une grande économie de moyens

L’œuvre de l’autrice s’abreuve à la sociologie de Pierre Bourdieu, au féminisme de Simone de Beauvoir, mais c’est avec une grande économie de moyens qu’elle dépeint les dominations culturelles et masculines, « cette moitié du monde pour laquelle l’autre n’est qu’un décor ».

Pour Les Années, chef-d’œuvre publié en 2008, Annie Ernaux abandonne le « je » au profit de l’usage du « nous » et du « on », donnant le primat du collectif. Le projet de ce livre, dont le titre initial était Roman total est de saisir les images de notre petit monde, de l’après-guerre à la première décennie des années 2000, avec les événements prégnants, l’air du temps, les modes, les mouvements du monde, les chamboulements politiques, le confort moderne, les titres de livres, les listes de morceaux de musique, les faits divers, les affiches et même les blagues : « Sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais »… Un texte jubilatoire, peut-être influencé par Mythologies de Roland Barthes, mais assurément une autobiographie impersonnelle qui consacre presque joyeusement cette singulière et engagée mémorialiste.

De l’intime au collectif

Une « héroïne » ? La seconde acception que donnent les dictionnaires est : « principal personnage féminin » ou « femme qui tient le rôle principal dans une histoire » voire « celle dont on raconte ou dont on représente la vie, les aventures, les actions »… Alors oui, Denise Lesur, sa mère, son père, l’homme attendu (dans le très beau Passion simple), le gars de 30 ans de moins (dans l’incisif Le Jeune Homme) sont les héroïnes et les héros des romans d’Annie Ernaux. Mais c’est surtout elle-même qui est le personnage central de son œuvre.

Et grâce à sa fidélité d’engagement, au glissement du roman au récit, à une transfiguration progressive de l’œuvre, elle nous invite à participer à ses histoires : de l’intime au collectif, du collectif à l’intime, ces histoires nous appartiennent. Nous en sommes les héros ordinaires.

Jean-Marie Ozanne

  • Les Armoires vides (1974), Folio, 6,99 euros.
  • La Place (1983), Folio, 5,49 euros.
  • Une femme (1987), Folio, 6,99 euros.
  • Passion simple (1992), Folio,6,99 euros.
  • L’Événement (2000), Folio, 6,49 euros.
  • Les Années (2008), Folio, 7,99 euros.
  • Le Jeune Homme (2022), Folio, 5,99 euros.