Digitalisation : Emportés par la foule ?

Nous sommes en 2025. Ama, 28 ans, est travailleuse indépendante. Parce qu’elle n’a plus de lieu de travail précis, elle […]

Dans moins de dix ans, la « foule » des réseaux sociaux pourrait conditionner la prise de décision dans les entreprises : un scénario… parmi d’autres.

Nous sommes en 2025. Ama, 28 ans, est travailleuse indépendante. Parce qu’elle n’a plus de lieu de travail précis, elle travaille partout : dans les cafés, les transports, les « tiers lieux », parfois avec d’autres travailleurs, toujours connectée à des objets et épaulée par un assistant androïde. Pour communiquer avec ses collègues, elle « like » et cumule les informations pour les aider dans leur prise de décision « collaborative ». Ama fait elle-même partie de la foule des réseaux sociaux dont l’expression permet de valider – ou non – la pertinence de son propre raisonnement et de l’information qu’elle traite. Elle ne se sent pas seule car « elle est toujours entourée de cette foule, de ses relations et des intelligences qui l’aident à savoir quoi faire ». Éclatée géographiquement, l’entreprise est devenue « un réseau d’acteurs et d’intelligences artificielles liés par des réseaux technologiques ».

La vie professionnelle d’Ama n’est aujourd’hui qu’une « projection », un des scénarios sur l’organisation du travail future envisagés dans le cadre des travaux du club Digitalisation et organisation de l’Association nationale de valorisation interdisciplinaire de la recherche en sciences humaines et sociales auprès des entreprises (Anvie). La recherche commence en 2013, au moment même où la « transformation digitale » envahit le discours des entreprises. Pour quelle réalité ? Dans son livre La Transformation digitale des entreprises (La Découverte, 2018), Aurélie Dudézert, de l’université Paris-Sud, commence par une mise au point : tout projet de recherche se construisant dans le débat et la discussion, « seules les controverses permettent d’avancer dans la compréhension des phénomènes ». D’emblée, il y en a une : l’absence totale d’intermédiaires dans l’entreprise d’Ama. Si des groupements de travailleurs existent, c’est pour demander « le développement de zones neutres en ondes ».

Un management bousculé

Deuxième mise au point : la transformation digitale ne balaiera pas « forcément » les règles et les modes de travail actuels. Si certaines entreprises évolueront vers le modèle organisationnel dans lequel travaille Ama, d’autres, prévient Aurélie Dudézert, pourront choisir un tout autre modèle, si elles le souhaitent, au motif notamment d’un « asservissement à la machine, au marché, et d’une perte du sens du travail ». Dans ce processus de digitalisation, il ne fait ainsi pas de doute que le management, en particulier, est déjà bousculé par les transformations des pratiques de travail internes, vers une organisation plus « plate » et « collaborative ». Pour autant, si les évolutions sont sensibles, elles doivent aussi être nuancées.

La fin, souvent annoncée, du management hiérarchique et de « commandement » est un mythe, montrent les travaux de l’Anvie. Il faudra toujours quelqu’un pour contrôler, organiser et vérifier le travail, même si les cadres interrogés témoignent d’un management plus « distancié » avec des salariés qui ne sont pas sur les mêmes lieux de travail ou dans les mêmes métiers. Dans le même esprit, l’isolement du salarié n’est pas inéluctable.

Troisième mise au point : ce qui intéresse les managers de proximité, « c’est d’être dans une dynamique collective et d’y participer vraiment », écrit Aurélie Dudézert. À rebours de l’image du manager individualiste, « ils aiment faire partie d’un collectif », cela fait même – encore – partie des motifs de satisfaction liés au travail. Dans tous les domaines, veut-elle montrer, des marges de manœuvre existent, c’est une affaire de choix : celui sur l’organisation du travail dans chaque entreprise.

Christine Labbe