Dans le secteur des jeux vidéo, un syndicalisme en construction

Créé en réaction à la loi El Khomri, le Syndicat des travailleuses et travailleurs du jeu vidéo a cinq ans. Rencontre avec trois de ses adhérents, marqués par la grève historique de Eugen Systems.

Créé en réaction à la loi El Khomri, le Syndicat des travailleuses et travailleurs du jeu vidéo a cinq ans. Rencontre avec trois de ses adhérents, marqués par la grève historique de Eugen Systems.

La « Paris Game week » vient de s’achever. Plus gros événement français consacré aux jeux vidéo, elle démontre la vitalité et l’attractivité d’un secteur qui a acquis, en France, un poids économique conséquent (5,3 milliards € en 2020). Au point d’être devenu une véritable industrie. Avec, depuis 2017, l’activité d’un jeune syndicat, le Stjv (Syndicat des travailleurs et travailleuses du jeu vidéo), fondé par des salariés du secteur à la suite des mobilisations contre la loi El Khomri.

Parmi ses adhérents, trois trentenaires aux parcours divers et parfois chaotiques. C’est en 2019 que Pierre-Étienne Marx adhère au syndicat, aujourd’hui en CDI dans une grande entreprise française de jeux vidéo. « Au début de ma carrière, confie-t-il, j’étais salarié à Capgémini, après avoir fait des études en physique nucléaire. Mon parcours est en réalité similaire à celui de nombreux salariés issus des générations “anciennes” ». Même année d’engagement pour Mathieu, diplômé en médiation culturelle et en sociologie et dix ans de travail pour le studio Blizzard dans le support clientèle. Après un burn out en 2016, il se trouve aujourd’hui en situation d’invalidité. Enfin, Antoine est secrétaire du CSE (Comité social et économique) de son entreprise, après une avoir travaillé dans différents studios de jeux vidéo. Il a adhéré dès la première année d’existence du Stjv.

Aucun n’a d’expérience syndicale revendiquée, seulement des engagements associatifs effectués notamment lors de leurs études ou l’organisation d’événements, et quelques liens éloignés avec un parti politique pour Antoine… C’est après des difficultés professionnelles ou personnelles que tous se rapprochent du syndicat, avec la volonté de s’exprimer et peser sur leur travail, son organisation et ses finalités : « Un des ressorts de cette industrie pour garder ses travailleurs repose sur  la “passion”. Mais au prix d’horaires qui poussent à l’isolement social. On respire, on vit et on mange “entreprise”, en sacrifiant la vie extraprofessionnelle », explique Mathieu.

Un tournant dans l’industrie du jeu vidéo

Le Stjv apparaît alors comme une réponse à un manque, notamment d’information et d’organisation collective. Antoine témoigne : « Dans un studio parisien, des salariés se demandaient comment avoir des représentants du personnel, pour répondre à des demandes matérielles. Des rencontres avec des salariés d’autres studios ont ainsi eu lieu sur le même sujet ». Pendant un an, un groupe échange en ligne se met place puis se rencontre avant la rédaction et le dépôt des statuts.

En 2018, la grève à Eugen Systems, d’une durée d’un mois et demi Fin de grève pour les employés du studio de jeu vidéo Eugen Systems, marque durablement le secteur. Ce conflit éclate dans un des gros studios de jeux vidéo français en impliquant plus de la moitié des développeurs. L’entreprise finira par licencier la moitié de ses employés, tous grévistes… Antoine y voit « un tournant  dans l’industrie mondiale du jeu vidéo ». Pour Pierre-Étienne, c’était une évidence : « On ne pouvait plus se permettre de naviguer à vue, il nous fallait donc des structures ». Mathieu renchérit, en motivant ainsi son adhésion au syndicat : « C’est pour y trouver les réponses à mes questions et pouvoir donner une réponse adéquate à ceux qui peuvent passer par les mêmes difficultés que moi que cette organisation est pertinente ».

Un syndicat dédié au secteur du jeu vidéo

« Rapports de force », « négociation », « spécifique », démarche syndicale », le lexique du syndicalisme « classique » est présent dans les discours des trois adhérents. Mais le Stjv leur apparaît encore comme la structure la plus adaptée à leurs besoins : « Le secteur du jeu vidéo est très particulier. Les titres de postes, les termes, les spécificités des entreprises et des catégories sont parfois piégeux. Il nous fallait pouvoir discuter avec des gens qui ont vécu des expériences que l’on partage. Et qui comprennent rapidement ce dont il est question », explique Pierre-Étienne.

Notamment auprès des plus jeunes adhérents (22-23 ans), formés contrairement aux « anciens » dans des filières dédiées, il a fallu en effet  s’affranchir de certaines craintes. Mais aussi contourner les préjugés sur le syndicalisme dans un milieu empreint de néolibéralisme pour éviter des confrontations dans les premiers échanges.  « Le secteur n’est pas syndiqué, il est même dépolitisé. Parler de conditions de travail fait peur et arriver en se présentant comme CGT ou Solidaires ferme encore des portes, précise Antoine. Dans ce contexte, « que le Stjv soit une organisation nouvelle et indépendante est utile pour pouvoir parler à tous les collègues, sans avoir à gérer un problème préalable d’image ». Cela ne veut pas dire rester et vivre en vase clos : en s’inscrivant par exemple dans des intersyndicales, même si, reconnaît Pierre-Etienne Marx, « cela fait encore froncer quelques sourcils ».

Lennie Nicollet