Table ronde – Transition écologique , le moment des travaux pratiques

Participants : Sophie Binet, cosecrétaire générale de l’Ugict-Cgt ; Nicolas Graves, étudiant à l’École des Ponts ParisTech, membre du collectif Pour un […]

L’urgence environnementale occupe largement le débat public, la crise du Covid-19 ayant exacerbé les enjeux et leur temporalité. D’où la tenue, courant septembre, des rencontres d’Options autour du thème de la transition écologique et de l’industrie, que nous abordons également ici.

Participants :

  • Sophie Binet, cosecrétaire générale de l’Ugict-Cgt ;
  • Nicolas Graves, étudiant à l’École des Ponts ParisTech, membre du collectif Pour un réveil écologique ;
  • Isabelle Lepla, responsable de l’Ofict-Cgt, ministère de l’Environnement ;
  • Philippe Verbeke, Cgt ArcelorMittal, coordinateur national pour la filière sidérurgie ;
  • Pierre Tartakowsky, Options.

Options : La crise sanitaire est loin d’être stabilisée, le marasme économique menace l’emploi, le gouvernement s’empresse de pousser les feux du démantèlement des droits sociaux et des libertés qui les garantissent… Le moment est-il opportun pour parler de la transition écologique ?

Isabelle Lepla : Vu du Cerema, l’établissement public où je travaille et qui dépend du ministère de l’Écologie, avec 2 700 collègues, c’est toujours le moment ! Alors que nous avons en charge la conduite d’expertise et d’études dans tous les domaines du développement durable, pour le ministère et les collectivités territoriales, nous subissons un plan social lancé en 2019, prévoyant une réduction de 50 000 fonctionnaires de l’État à l’horizon 2022. C’est préoccupant pour l’emploi et grave pour l’environnement.

Le récent feu vert accordé aux néonicotinoïdes, meurtriers Pour les abeilles, éclaire symboliquement les priorités gouvernementales. À quoi bon, alors, s’embarrasser d’agents qui contrôlent, inspectent, mènent des expertises et garantissent l’intérêt général ? L’affaire Lubrizol a malheureusement illustré l’absence de moyens d’inspection et de contrôle de notre ministère.

Isabelle Lepla

Le récent feu vert accordé par le gouvernement pour l’utilisation des néonicotinoïdes, meurtriers pour les abeilles, éclaire symboliquement les causes de ce plan social : un environnement sain n’est en aucun cas une priorité gouvernementale. En tout cas, pas face aux lobbys. À quoi bon, alors, s’embarrasser d’agents qui contrôlent, inspectent, mènent des expertises et garantissent l’intérêt général ? On voit, de même, les anciennes directions départementales des territoires, démantelées, passer sous l’autorité du ministère de l’Intérieur, donc sous la tutelle des préfets. Cet autoritarisme vise à conforter les intérêts des entreprises sur la santé et sur l’environnement. Avec un plan de relance qui ne change pas la donne, je dirais que, oui, c’est le moment…

Nicolas Graves : Le Manifeste étudiant pour un réveil écologique exprime la frustration de plus de 32 000 étudiants, conscients de la crise écologique mais enfermés dans un avenir qu’ils ne souhaitent pas. Les agendas gouvernementaux sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, sur une économie décarbonée, affichent certes des ambitions croissantes, mais on ne voit aucune trajectoire crédible permettant d’atteindre leurs objectifs. On est dans la continuité… Par exemple, si les préconisations de la Convention citoyenne sur le climat devaient être appliquées sans filtre, beaucoup ont été mises de côté. Les secteurs qui ont le plus vite bénéficié d’une aide ont été des secteurs industriels très polluants et ce, sans aucun débat sur l’enjeu écologique. Quant au plan de relance, il affecte 30 milliards à la transition écologique ; c’est un progrès, mais cela reste tragiquement insuffisant au regard de la double urgence sociale et écologique.

Philippe Verbeke : Depuis le début de la pandémie de coronavirus, il a fallu se battre d’arrache-pied pour obtenir l’arrêt des productions alors que les conditions sanitaires n’étaient pas réunies. Sans ça, on aurait travaillé avec des paquets de lingettes dans les ateliers. Cela confirme la légitimité de notre revendication d’un retour urgent aux Chsct, avec droit de regard et d’intervention sur l’organisation du travail. Aujourd’hui, notre vécu est très tendu, autour des enjeux du temps de travail, du chômage partiel. Les grands groupes jouent l’effet d’aubaine et se drapent dans la crise pour accentuer la flexibilité du travail, la concurrence des sites entre eux et le chantage à l’emploi. Le tout au nom de la compétitivité et de la transition écologique ! Si elles ont compris l’intérêt à intégrer des aspects de modernisation, leurs priorités restent les mêmes. Notre conception d’une modernisation industrielle écologiquement compatible est aux antipodes de la leur, j’y reviendrai.

Sophie Binet : Le plan de relance et d’aides massives aurait pu être l’outil d’une nouvelle donne. Il y avait là un levier clé pour faire pression sur les entreprises. L’État est resté fidèle sa doxa néolibérale et a déversé des sommes colossales, astronomiques, sans poser aucune condition, sans rien exiger en termes de contrôles, de définition d’objectifs, de stratégies d’entreprises, tout en poursuivant son propre démantèlement. Le gouvernement ne parle donc plus guère de transition mais vise, dans une très classique « stratégie du choc », à imposer des reculs sociaux et démocratiques. Les employeurs banalisent le chantage à l’emploi et beaucoup d’accords collectifs assignent les cadres au statut de « favorisés », condamnés à des « efforts ».

Pour les cadres et professions intermédiaires, cela signifie la pérennisation du télétravail en l’absence de tout cadre normatif, une avalanche de plans sociaux et de ruptures conventionnelles collectives. Le tout, comme le dit Philippe, au nom d’une sauvegarde de l’économie et de l’écologie. C’est donc sur ces deux terrains, simultanément, qu’il nous faut mener l’offensive.

Mais ces deux terrains sont traversés de contradictions et de clivages. Comment, dans ces conditions, faire en sorte que le mouvement social les dépasse et s’impose comme un acteur majeur de la transition écologique ?

Nicolas Graves : Nous ne sommes sans doute qu’au début des travaux pratiques. Nous les menons sur deux plans : l’emploi, plutôt du côté des jeunes actifs ; la formation dispensée, en réfléchissant à une intégration significative des enjeux écologiques. Dans l’enseignement supérieur, les étudiants sont souvent face à un saupoudrage de concepts généraux sans qu’il y ait de vision stratégique de la formation à ces enjeux. Nous voulons pouvoir sortir de nos écoles en étant à même de comprendre les enjeux et les causes de l’urgence écologique, comme la complexité qu’il y a à articuler les réponses de façon démocratique, pour pouvoir vite agir.

La démarche a interpellé, et a mené notamment à un groupe de travail ministériel et à une proposition de loi… Et du côté de l’emploi, on encourage les salariés à se saisir des enjeux écologiques pour transformer les entreprises de l’intérieur. Le mouvement social, en profitant de l’expertise des acteurs écologiques, peut ainsi vite monter en compétence et devenir un acteur majeur sur ces enjeux.

Sophie Binet : Il ne faut surtout pas faire comme s’il n’existait pas de contradiction entre social et environnemental. Ou alors, on contourne les problèmes concrets qui sont sur la table sans rien régler. À la Cgt, on sait qu’il existe un bon paquet de filières polluantes, en majorité délocalisées dans les pays en développement. Certains préconisent de sortir du productivisme en niant au travail sa dimension centrale pour aller vers un revenu de base. Or, rompre avec le productivisme suppose de transformer la conception de la richesse, pas de marginaliser le travail. Un tel raccourci est dangereux, il oppose social et environnemental.

Pour moi, le postulat de base décisif, c’est la reconnaissance de la centralité du travail. C’est ce qui permet de combiner propositions revendicatives et alternatives d’avenir. La Sécurité sociale professionnelle que porte la Cgt, par exemple, sécurise le travail au-delà du contrat en liant les droits au statut de salarié des personnes. Dans un contexte de transition environnementale, cela permet de dire à tous les salariés : quel que soit votre secteur d’activité, nous mettons en place un dispositif pour sécuriser votre travail. Vous pourrez être en formation, en reconversion et à nouveau au travail sans avoir rien perdu. Si à l’inverse, on leur propose un revenu de base, ça coince : déconnecter le partage de la richesse de sa création, c’est se condamner à des droits réduits à peau de chagrin, à basculer dans des prestations qui relèvent de l’assistanat. C’est toxique sur le plan social comme sur le plan démocratique.

Il faut absolument déconnecter les notions de richesse et de croissance du productivisme, substituer à la production aveugle des réponses visant le bien-être des personnes : éducation, santé, prise en charge des aînés, des enfants… Ces secteurs d’investissement ne sont pas délocalisables, permettent d’améliorer la vie des femmes, massivement concernées, et de construire le socle d’un progrès social et sociétal. C’est un nouveau compromis entre production et consommation, travailleurs et consommateurs, qui peut enthousiasmer et rassembler largement.

Philippe Verbeke : Je considère qu’on porte déjà énormément d’enjeux environnementaux dans notre activité syndicale. On les porte d’un point de vue professionnel et aussi interprofessionnel, en phase, me semble-t-il avec la montée des préoccupations écologiques dans toutes les têtes, les nôtres compris. Chacun se rend bien compte que ce modèle de société coince, qu’il faut des changements d’ampleur. Mais le monde des affaires fait semblant de rien ; dans le Dunkerquois, on s’est vu proposer un projet d’élargissement portuaire visant à accueillir davantage de containers, soit une multiplication par 7 du nombre de camions en circulation. La Cgt s’est exprimée de manière très critique sur le projet. Quelques centaines d’emplois, contestables d’ailleurs, ne justifient pas qu’on intoxique une population entière, qu’on multiplie les accidents mortels sur les routes, le tout au détriment du fret ferroviaire, transport écologique par excellence.

La transition, ça ne peut pas se résumer à la captation de fonds publics : des avancées scientifiques et techniques sont envisageables, mais un groupe comme ArcelorMittal est l’un des derniers de la classe, dans la sidérurgie, en termes de budget propre de recherche et développement…

Philippe Verbeke

D’où l’intérêt du débat sur les relocalisations, relancé par la crise sanitaire qui a provoqué des ruptures de chaînes, remis en cause le flux tendu et le zéro stock. Mais le plan de relance ne lui accorde qu’un petit 1 % : 1 milliard sur 100 ! Sans préciser de quoi on parle précisément. Il va donc falloir, là encore, batailler ferme et provoquer le débat public dont nous avons besoin sur la transformation de l’industrie. La transition, ça ne peut pas se résumer à la captation de fonds publics : des avancées scientifiques et techniques sont envisageables, mais un groupe comme ArcelorMittal est l’un des derniers de la classe, dans la sidérurgie, en termes de budget propre de recherche et développement…

Isabelle Lepla : Ce que dit Philippe sur les poids lourds me parle : les directions interdépartementales des routes, qui gèrent les nationales et les autoroutes non concédées, sont bien placées pour mesurer le nombre d’accidents dus aux trains de poids lourds lors des interventions sur autoroutes, le secteur de Dunkerque étant l’un des pires qui soit. Tout cela sans que les entreprises n’accélèrent leur report modal ou que le gouvernement ne leur propose une politique de report modal. Le plan de relance présente la rénovation écologique des bâtiments comme l’un de ses axes essentiels. Mais cette mission d’expertise et d’évaluation est en train d’être restructurée avec, à la clé, la volonté claire de la faire disparaître.

On est en pleine mise en crise de l’État par l’exécutif, largement entamée par les lois qui ont réorganisé ou désorganisé les territoires, les mesures qui affaiblissent les moyens de contrôle – qu’il s’agisse directement d’environnement ou d’industrie, d’agriculture ou encore de sécurité sanitaire ou alimentaire – afin de redessiner un État qui ne soit plus ni garant ni organisateur de l’intérêt général. Or, nous vivons précisément une période qui valide, à échelle de la planète, le caractère incontournable d’arbitrages macroéconomiques clairs et nets seuls à même d’éviter une catastrophe écologique.

– La période est particulièrement -difficile pour l’action collective ; quels sont les points d’appuis existant pour un syndicalisme par ailleurs sollicité sur les fronts de l’emploi, de la santé, de la protection sociale et de la défense des libertés ?

Isabelle Lepla : Je le répète : pour nous, défense de l’emploi et défense de l’environnement sont intrinsèquement liées. De fait, nos missions visent à assurer la transition écologique, donc… Soit dit en passant, la dégradation des conditions de travail, due à des réorganisations constantes, génère une énorme souffrance au travail, liée à un conflit de valeurs. Nous n’en avons pas le monopole, mais c’est inséparable du reste. Alors, quels points d’appui ? Dans notre secteur, l’expérience que nous avons eue avec l’Ugict pour défendre les lanceurs d’alerte et relayer leurs mises en garde dessine un élément de réponse. Avec les salariés concernés, nous nous sommes appuyés à la fois sur notre savoir-faire Cgt et sur l’opinion publique, en expliquant qu’au-delà d’un cas isolé, c’était un problème de santé publique, d’intérêt général, justement, qui se trouvait posé. De nombreux exemples dans ce domaine montrent que cela peut rassembler largement, créer un mouvement d’opinion et faire reculer l’exécutif sur des dossiers très importants.

Nicolas Graves : Ce rapport au débat public est d’autant plus important que nos préoccupations interpellent de façon renouvelée les termes de la représentation démocratique, de l’action politique, de l’intérêt général. Ces sujets butent rapidement sur les limites du système politique actuel, sur ses points de blocages. C’est aussi ce qu’on constate dans les entreprises, où nous sensibilisons les cadres sur leur place et leurs leviers dans la stratégie mise en œuvre, et les encourageons à agir. Là-dessus, notre vision rejoint totalement votre terrain d’intervention pour travailler sur les contradictions croissantes entre les aspirations professionnelles des individus et le rôle qu’ils se voient assignés. On se retrouve nombreux pour leur dire : c’est le moment d’y réfléchir.

Philippe Verbeke : Nous disposons d’un atout syndical unique : nous portons des propositions nées de coopérations interindustrielles et permettant de réduire les nuisances. Dans la sidérurgie, où elles sont importantes, nous travaillons avec les collègues des transports et de l’énergie dans une logique de filière. Nous portons ensemble un projet de filière de production d’hydrogène qui offre des perspectives de transformation importante. Cette filière, qui combine hydrogène et CO2, réduirait de moitié les émissions de CO2. Elle porte à court terme une alternative à la batterie électrique.

Le projet est accueilli partout avec sérieux : on nous écoute, on nous accorde que c’est crédible, des associations environnementales le soutiennent… et puis rien. D’abord parce que nos multinationales se refusent à doter la recherche et le développement des budgets nécessaires. Les dividendes passent d’abord. Ensuite, elles ont d’autres projets. Arcelor envisage ainsi de récupérer le CO2 pour aller l’enfouir dans le sous-sol de la mer du Nord, pour en faire un levier d’extraction pétrolière, sans aucune considération pour les risques environnementaux. Enfin, parce qu’elles se refusent à envisager de concéder la moindre parcelle de décision stratégique aux travailleurs. Nous nous tournons donc vers les élus, la population.

À Fos-sur-Mer, où la question de qualité de l’air est sérieusement posée, le syndicat cgt du site d’ArcelorMittal a créé un comité de surveillance de l’activité industrielle « et de son impact sur l’environnement », avec toutes les parties concernées. Il s’agit de placer les industriels au pied du mur de leurs responsabilités et de développer des alternatives de production.

Sophie Binet : Lors des derniers congrès de l’Ugict, nous sommes partis d’une contradiction concernant les cadres. Ils et elles sont parmi les plus sensibles aux enjeux environnementaux, notamment à travers leur consommation. Mais dans l’entreprise, où ils ont une responsabilité importante et une visibilité sur l’ensemble des process, ils s’entendent dire : circulez, y a rien à voir, le sociétal c’est hors entreprise. C’est là où il nous faut intervenir. On ne peut pas interroger notre mode de vie et continuer à produire à l’identique, sauf à organiser et à exacerber des contradictions et des oppositions ultraviolentes entre le social et l’environnemental. C’est pourquoi nous publions un manifeste pour la responsabilité environnementale, pour permettre aux cadres et professions intermédiaires de retrouver la maîtrise de la finalité de leur travail.

De la même façon, nous travaillons à la création d’un outil qui permettra d’évaluer, à partir des informations professionnelles qu’ont les cadres et professions intermédiaires, l’impact environnemental de la chaîne de valeur de leur entreprise. Nous voulons le faire avec les salariés, afin de leur redonner du pouvoir d’agir, de faciliter une appropriation des enjeux et la formulation d’alternatives concrètes, de relocaliser, de mettre en place l’économie circulaire.